Interpellation musclée (Chronique)
Libération
Par EDOUARD LAUNET
Nous sommes le 23 décembre. Les dix prochains jours vont être pénibles, vous le savez bien. Nulle fusée n’est disponible pour gagner la planète Mars ou quelque autre corps céleste où le cotillon est rare et l’air léger. Pourtant l’évasion reste possible grâce à la revue en ligne Corela. L’organe du Cercle linguistique du Centre et de l’Ouest propose en effet un numéro entièrement consacré au thème de «l’interpellation», soit une trentaine de textes dont la lecture est susceptible d’égayer ces heures sombres (1).
«Eh vous là-bas !» est une interpellation. «Misérable politicien !» en est une autre. Cette dernière est sortie de la bouche du député PS Arnaud Montebourg en mai 2006. Elle visait Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui venait d’affirmer devant l’Assemblée qu’«immigration choisie» était une expression recommandée par la Commission européenne et qu’en conséquence ceux qui condamnaient cette politique ne pouvaient pas se prétendre européens. Cette déclaration et l’interpellation qu’elle a suscitée, sans suite judiciaire, sont rapportées dans l’article «L’injure a-t-elle droit de cité dans l’interpellation ? Le cas du débat parlementaire». L’universitaire Francesca Cabasino introduit cette communication par une phrase qu’il n’est pas inutile de reproduire ici dans son intégralité, car elle remplacera avantageusement la bûche de Noël : «Bien que les théories récentes sur la nomination ou la désignation connotée ne semblent pas prendre en compte les apostrophes porteuses d’instructions dépréciatives dans les débats publics parce qu’elles feraient partie d’un rituel et donc d’un "jeu interactionnel codé", qui est loin d’être réel, le point de vue envisagé ici entend montrer que les tentatives d’interruption du discours de l’orateur officiel, au caractère spontané, sont en mesure de mettre en relief des incompréhensions réciproques et correspondent à une interaction de nature plus profonde non disjointe de la dimension symbolique.»
En plus court : chez les représentants de la nation, des interpellations comme «Misérable politicien !» ou «Ignoble individu !» (le socialiste Louis Mexandeau au centriste Philippe Houillon en 1998) sont souvent le signe d’un désaccord profond. Plus loin, Francesca Cabasino souligne que «la force illocutive de ces énonciations à cible directe contenant un axiologique signale un niveau élevé de conflictualité». C’est-à-dire que, dans toute autre enceinte qu’une chambre parlementaire, ces énonciations à cible directe seraient suivies d’un échange de baffes.
On ne négligera pas non plus la passionnante «Note sur l’interpellatif mon frère dans le film l’Esquive d’Abdellatif Kechiche», rédigée par Emilie Devriendt. L’auteure relève notamment une tirade interpellative du personnage de Krimo - «Arrête de casser les couilles, là tu fais chier, laisse-les tranquilles, mon frère !» - adressée à un ami qui essaye d’arranger ses affaires de cœur en malmenant quelques filles. Et, bien sûr, tout cela est plus compliqué que ça n’en a l’air.
Par EDOUARD LAUNET
Nous sommes le 23 décembre. Les dix prochains jours vont être pénibles, vous le savez bien. Nulle fusée n’est disponible pour gagner la planète Mars ou quelque autre corps céleste où le cotillon est rare et l’air léger. Pourtant l’évasion reste possible grâce à la revue en ligne Corela. L’organe du Cercle linguistique du Centre et de l’Ouest propose en effet un numéro entièrement consacré au thème de «l’interpellation», soit une trentaine de textes dont la lecture est susceptible d’égayer ces heures sombres (1).
«Eh vous là-bas !» est une interpellation. «Misérable politicien !» en est une autre. Cette dernière est sortie de la bouche du député PS Arnaud Montebourg en mai 2006. Elle visait Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui venait d’affirmer devant l’Assemblée qu’«immigration choisie» était une expression recommandée par la Commission européenne et qu’en conséquence ceux qui condamnaient cette politique ne pouvaient pas se prétendre européens. Cette déclaration et l’interpellation qu’elle a suscitée, sans suite judiciaire, sont rapportées dans l’article «L’injure a-t-elle droit de cité dans l’interpellation ? Le cas du débat parlementaire». L’universitaire Francesca Cabasino introduit cette communication par une phrase qu’il n’est pas inutile de reproduire ici dans son intégralité, car elle remplacera avantageusement la bûche de Noël : «Bien que les théories récentes sur la nomination ou la désignation connotée ne semblent pas prendre en compte les apostrophes porteuses d’instructions dépréciatives dans les débats publics parce qu’elles feraient partie d’un rituel et donc d’un "jeu interactionnel codé", qui est loin d’être réel, le point de vue envisagé ici entend montrer que les tentatives d’interruption du discours de l’orateur officiel, au caractère spontané, sont en mesure de mettre en relief des incompréhensions réciproques et correspondent à une interaction de nature plus profonde non disjointe de la dimension symbolique.»
En plus court : chez les représentants de la nation, des interpellations comme «Misérable politicien !» ou «Ignoble individu !» (le socialiste Louis Mexandeau au centriste Philippe Houillon en 1998) sont souvent le signe d’un désaccord profond. Plus loin, Francesca Cabasino souligne que «la force illocutive de ces énonciations à cible directe contenant un axiologique signale un niveau élevé de conflictualité». C’est-à-dire que, dans toute autre enceinte qu’une chambre parlementaire, ces énonciations à cible directe seraient suivies d’un échange de baffes.
On ne négligera pas non plus la passionnante «Note sur l’interpellatif mon frère dans le film l’Esquive d’Abdellatif Kechiche», rédigée par Emilie Devriendt. L’auteure relève notamment une tirade interpellative du personnage de Krimo - «Arrête de casser les couilles, là tu fais chier, laisse-les tranquilles, mon frère !» - adressée à un ami qui essaye d’arranger ses affaires de cœur en malmenant quelques filles. Et, bien sûr, tout cela est plus compliqué que ça n’en a l’air.